La quête du chaînon manquant. Mais où est la chaîne ?

Publié le par Agnès Lenoire

 

Le chaînon manquant, vous l’avez déjà vu, j’en suis certaine. Il traîne ses vieux os dans maints articles de journaux qui se piquent de science paléontologique. Il émaille les conversations sur les dernières nouvelles de nos ancêtres : qui a bien pu avoir le privilège de combler le trou dans notre belle évolution humaine linéaire ?

 

Ce terme désuet et poussiéreux apparaît aussi dans un site on ne peut plus sérieux : charlatans.info, le site de François Grandemange. Ce dernier tente de démystifier l’idée de chaînon manquant mais  son argumentation est erronée. François Grandemange présente en effet l’évolution comme « la course d’un cheval » suivie comme un film par les scientifiques. De la chaîne où il manque un maillon, à la course en ligne droite du cheval, je ne vois pas de différence. On est toujours dans un système linéaire, qui n’autorise pas le foisonnement constaté dans la nature.

 

Aristote avait imposé la « scala natura », l’échelle de la nature où l’homme grimpait les barreaux inexorablement, sans quitter des yeux le dernier échelon, probablement ! À l’école, moi j’ai appris la pyramide, où je pouvais me voir au sommet, moi et mes congénères. Quelle satisfaction. Plus dominateur que moi là-haut, tu meurs ! Puis l’échelle et la pyramide ont laissé la place à la chaîne. Plus de sommet, mais une ligne qui va quelque part… forcément.  Et maintenant, voici la course du cheval de F. Grandemange.  On ne sort donc jamais de cette idée fausse de linéarité, alors que l’évolution part dans tous les sens, sans direction déterminée, et forme, non un arbre, mais un buisson très dense.

 

Charalatans présente aussi comme argument que tout fossile est pris « dans le temps, comme un instantané ». Mais ceci ne réfute pas la notion de chaînon manquant. Un élément fossile pourrait très bien être un élément instantané, pris dans le temps, et… manquant ! En fait si François Grandemange nie l’idée de chaînon manquant, c’est juste parce qu’il nous manque la totalité des fossiles qui pourraient reconstituer la chaîne

« Étant donné que la fossilisation est relativement rare, l’enregistrement est incomplet, et les scientifiques n’ont pas de film ni de vidéo continus documentant chaque pas jusqu’à la fin. »

Si je comprends cette bien cette phrase, il suffirait d’avoir accès à la totalité des fossiles pour que la chaîne ne soit plus un mythe.

 

En fait,  si François Grandemange a raison de réfuter cette idée, il le fait maladroitement. Non, les scientifiques ne suivent pas l’évolution comme un film qui se déroule sur un écran, pour la bonne raison que l’évolution n’est ni plate ni rectiligne, et qu’on ne peut dérouler ses événements sans partir dans tous les sens. L’évolution en tant que buissonnement fait d’embranchements, de séparations, de spéciations, voilà l’image qui s’oppose totalement à la chaîne, qui constitue la réalité. À partir du moment où l’évolution est ainsi admise, il n’est plus possible de trouver un trou dans une chaîne qui n’existe pas.

 

Alors que cherchent  les paléoanthropologues avec tant de fébrilité ? L’ancêtre commun. À l’embranchement où vont se séparer deux espèces, il doit y avoir un ancêtre qui, tout en étant différent de ceux des deux futures branches, possède une ou des caractéristiques qu’il aura transmise(s) à ses descendants, même séparés. C’est ce qui a tant excité les chercheurs dans la découverte d’Ida. Il s’agit en effet d’un ancêtre commun à l’embranchement de la lignée menant aux singes (et à nous après d’autres embranchements) et de la lignée des lémuriens. Selon la définition de l’AC, quelle serait alors cette caractéristique commune que nous aurait léguée Ida, et qui mériterait de penser qu’elle est un AC ? Son pouce opposable ! Un pouce opposable qui a traversé 47 millions d’années pour venir jusqu’à nous, après maints changements de direction, lignées, espèces, familles. Ida a roulé sa bosse. Mais comment savoir si c’est vraiment elle ? Il faudrait pour cela maîtriser la notion d’embranchement. Sommes-nous à l’embranchement exact avec Ida, où nous en rapprochons-nous seulement un peu plus ? Mystère.  Chaque réponse apporte son lot de questions… ce que ne permettrait pas la métaphore d’une chaîne.

 

Dernier point sur lequel je suis en désaccord avec François Grandemange. Il affirme que l’expression « chaînon manquant » est un langage employé par les spécialistes et les paléontologues eux-mêmes. Je m’insurge ! Lisez Yves Coppens, Pascal Picq, Stephen Jay Gould, Richard Lewontin, Jean-Jacques Hublin,  l’ancêtre commun vous y attend. 

 

Que tout cela ne vous empêche pas de fréquenter assidûment le site de charlatans.info. C’est un excellent site sceptique et critique.

 

Publié dans Sciences

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B
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A
Cyril, certes nous pourrions remonter la chaîne de nos ancêtres (plus exactement en choisir une) car nous possédons (forcément) une succession ininterrompue d'ancêtres, mais dans cette chaîne il n'y a pas UN chaînon manquant, il nous manque TOUS les chaînons !
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C
Effectivement l'évolution dans son ensemble est un arbre, un buisson. Mais si l'on part d'une feuille (c'est-à-dire une espèce actuelle, comme l'homme), on peut remonter jusqu'aux bactéries primitives en suivant un chemin de descendance, linéaire lui, auquel on fait référence en parlant de chaîne... non ?
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O
Merci pour cet article. Le concept de "chaînon manquant" est en effet très médiatique (le cas Ida et sa présentation en ont témoigné magistralement) alors qu'il ne correspond en rien aux recherches des systématiciens (les biologistes qui étudient les organismes, leurs relations de parenté et définissent des classifications) et des paléontologues. Sans parler du fait que c'est une des tartes à la crème des créationnistes de tout poil depuis des décennies. Et les médias, en utilisant régulièrement ce terme, leur offre du grain à moudre...Petites précisions concernant la dernière partie de l'article : la systématique phylogénétique, discipline qui tente de définir les relations de parentés entre les organismes actuels et/ou fossiles, ne cherchent pas à placer les fossiles aux noeuds des arbres construits. Les ancêtres communs sont des constructions hypothétiques et partielles définies par les caractères pris en compte pour reconstruire les relations de parenté de tel ou tel groupe. Autrement dit, comme vous le soulignez, tenter de placer un fossile à un noeud est d'autant plus inutile que rien ne prouvera jamais que c'est un ancêtre direct. Il s'agit donc bien de construire des phylogénies (qui est plus proche de qui ?) et non des généalogies (qui descend de qui ?). Les fossiles dans les phylogénie intégrant actuel et fossile sont donc placer eux-aussi à l'extrémité des branches. Ils sont en revanche très utiles pour préciser les caractéristiques de l'ancêtre commun hypothétique. Ida est une espèce supplémentaire pour comprendre l'évolution des primates et s'inscrira prochainement (si ce n'est pas déjà fait) dans une phylogénie, à l'extrémité d'une branche et non à un noeud. 
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