Indignation et pessimisme
Plus de 600 000 français ont acheté l’opuscule de S. Hessel et s’enthousiasment. Cet acte d’envergure est révélateur du mal-être ambiant, tandis que le monde intellectuel fond à bras raccourcis sur les résultats du sondage BVA Gallup montrant le profond pessimisme économique des français. Luc Ferry dans les colonnes du Figaro où il a une tribune, ainsi que sur le plateau du Grand Journal vendredi 7 janvier, B. Cyrulnik sur Rue89, E. Le Boucher sur Slate, P.A. Delhommais dans Le Monde daté de dimanche 9 - lundi 10 janvier : tous tirent à boulets rouges sur notre liberté de ne pas dire oui à tout, pour complaire aux riants petits chinois « qui ont le champagne gai », pour citer Delhommais… Comme si on voulait nous ôter le droit de vouloir vivre correctement, parce que, ailleurs, ils vivent moins bien. Renoncera-t-on alors à demander l’égalité des salaires entre hommes et femmes en France, parce qu’ailleurs dans le monde, les femmes sont encore moins bien loties que chez nous ? Reculera-t-on devant toutes les revendications pour pouvoir nous aligner sur la misère du monde ? Ce raisonnement est absurde, digne de théoriciens toujours trop loin du terrain, trop loin des SDF et des « gagne-petit ».
Si on m’avait interrogée, j’aurais moi aussi déclaré mon pessimisme, malgré ma situation personnelle confortable. Je suis profondément pessimiste parce que je dirige une école maternelle depuis 10 ans et que je vois de plus en plus de familles se débattre dans les problèmes d’emploi et de logement et se paupériser gravement. Quand elles parviennent à maintenir un niveau de vie décent, c’est au prix de flexibilité, d’emplois du temps décousus, irréguliers, de stress, d’angoisse du lendemain, d’indisponibilité pour leurs enfants. Le spectacle de cette dégradation ne peut pas me réjouir. Je gage qu’ils sont nombreux comme moi, français moyens, à regarder la dégringolade autour d’eux qui, un jour peut-être, les touchera.
Cette charge intense des intellectuels en vogue contre l’indignation et le pessimisme revendiqué me montre combien nous sommes poussés à niveler nos émotions, à les lisser comme celles du voisin, à ne surtout pas faire de vagues. La pensée unique, celle qui intime l’ordre d’être optimiste et donc prône l’ordre public, fait des ravages. L’indignation doit pourtant rester dans le giron de la liberté de pensée et se proclamer haut et fort. Si on m’avait interrogée, j’aurais dit mon pessimisme et… merci Stéphane Hessel.